Raconter la guerre, documenter les crimes

Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions

Au fil des jours, des semaines, la guerre déclenchée par l’agression du Kremlin en Ukraine se donne à voir sur les écrans. C’est le fruit d’un travail. Seuls ou en équipes, des journalistes sont sur le terrain, explorent les zones de combat, vont à la recherche des victimes, font parler les habitants, tentent de comprendre ce qu’il se passe, et d’établir les faits malgré l’extrême difficulté du chaos vécu par tout le pays. Si, comme le veut la fameuse citation, la vérité est la première victime de la guerre, cette même guerre constitue toujours une épreuve de vérité. Elle est la brutale confrontation entre vie et mort, au milieu du fracas des armes.

Les populations soudainement fauchées. Chacun ressent si intensément l’extrême violence que dans l’instant, l’angoisse, les pleurs accompagnent les images. L’émotion qui dévaste, est la première épreuve de vérité, vécue aussi par celles et ceux qui sont à la fois si loin des affrontements et si proches par le truchement des écrans. Le journalisme est alors puissamment présent, puissamment convoqué, lui, le vecteur de ces souffrances partagées, qu’on le veuille ou non. Étonnant retournement de situation. La défiance qui entache les médias d’information est certes toujours là, tapie dans l’ombre des théories de questionnements complotistes, mais la tragédie prend le dessus. Rien à faire, on veut voir plus, savoir davantage, on veut être informé. Cette exigence de citoyen au monde et du monde, a son histoire, le journalisme est son compagnon, la propagande, son ombre portée.

En juillet 1917 dans les colonnes du Petit journal, Albert Londres écrivait ces phrases qui résonnent aujourd’hui : « Que ceux qui n’aperçoivent plus distinctement le paysage tragique de la guerre parce qu’il leur est trop familier, ou qu’ils en sont trop loin, viennent avec moi, - le journaliste - , Nous allons voir ensemble... » C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui.

L’invention de la rigueur des faits


Thycide

Le récit du choc belliqueux entre les hommes est à l’origine de l’un des fondamentaux de l’information. L’horreur massive des batailles, des tueries, de la douleur des peuples a très tôt imposé, Ô paradoxe, une exigence de rigueur à qui voulait en faire la narration. En tout cas, c’est un stratège qui, le premier, a placé « l’établissement des faits » préférable à la recherche de « l’agrément de l’auditeur ». Thucydide est ce chef militaire déçu, ébranlé par cette violence, qui a souhaité raconter la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte au quatrième siècle avant notre ère. Il souhaitait offrir ainsi un « enseignement pour toujours », en luttant contre « la négligence que l’on apporte en général à rechercher la vérité, à laquelle on préfère les idées toutes faites ». La chasse à la fausse nouvelle avant l’heure. Et de prôner la précision des chiffres, des dates, y compris la météo du jour. Recouper, vérifier sans prêter plus d’attention « au merveilleux, à la poésie qui séduisent si facilement... » Il fut ainsi pourrait-on dire, le premier à documenter scrupuleusement une guerre, une sorte « d’historien de l’immédiat », selon l’expression chère à Jean Lacouture.

L’invention du correspondant de guerre


William Howard Russell

2000 ans plus tard, cette même question de la vérité du récit de guerre n’a cessé de se poser avec la naissance de l’information de masse au XIXe siècle. Enjeu politique majeur, la guerre était désormais « rapportée » par des gens dont c’était le métier, fût-il alors en cours de définition. L’histoire qui suit est de ce point de vue fondatrice...

C’est au Mexique en 1848 que l’on a vu apparaître les précurseurs du reportage en zone de conflit. A l’époque, les États-Unis annexent là-bas, des territoires et « pour la première fois une nation en guerre doit tenir compte de l’opinion publique et du nouveau pouvoir de la presse qui contribue à la façonner » souligne Adrien Jaulmes, dans son formidable ouvrage « Raconter la guerre ». Car cette fois, des envoyés spéciaux, souvent  reporters et combattants, sont présents sur le théâtre des opérations. Et ils écrivent, ils publient, ils sont lus, même si leur statut est alors encore très ambigu.

Le titre de correspondant de guerre au plein sens du terme avec l’indépendance que cela suppose à l’égard de l’armée que l’on accompagne, revient en 1854 à William Howard Russell. Les circonstances qui vont le rendre célèbre, résonnent avec la période actuelle. L’histoire se déroule en effet en Crimée. Elle oppose la Russie, à une coalition qui rassemble, le Royaume Uni, la France, et l’empire ottoman. Le témoin Russell est sans concession. La guerre est décrite dans ses horreurs, jusqu’au « commandement britannique, pas toujours compétent », précise Jaulmes. En haut lieu comme on dit, le journaliste est honni, alors que le public en redemande.

L’invention du photographe de guerre


Roger Fenton

« Pour donner une autre image du conflit, la couronne décide de recourir à une autre invention révolutionnaire : la photographie », ajoute A. Jaulmes. Un peintre portraitiste officiel de la cour, devient ainsi le premier reporter photo de guerre. Son nom Roger Fenton. A ses côtés, Marcus Sparling. Il n’est pas de trop. L’appareil de prise de vues ainsi que le développement des clichés exigent l’utilisation d’un chariot entièrement dédié à cette activité toute nouvelle de montrer la guerre. Il faut savoir manier l’engin, et les produits chimiques pour obtenir les images. Le temps des dessinateurs de terrain, jusqu’ici chargés de visualiser les champs de bataille, s’achève. Pas le sens de la mise en scène propre à l’artiste.

La présence de boulets de canon tirés par l’armée russe, sur une photo de Fenton intitulée la vallée de l’ombre, déclenche une polémique. Le reporter aurait ajouté les projectiles pour dramatiser le cliché. Un reporter qui de surcroît ne montre aucun cadavre. Son champ de bataille ne connaît pas de victimes. Ce sera tout le contraire pour l’un des élèves de Fenton, Felice Beato. Celui-là n’hésite pas à « exposer » les corps des soldats. Le mot est bien celui-là, car en Inde en 1856 ou en Chine en 1860, où il accompagne le contingent expéditionnaire franco-britannique, Beato dispose sur le terrain, les victimes et les armes comme un peintre compose sa toile. L’esthétique préférée à la véracité, le début d’un débat qui encore aujourd’hui agite les professionnels de l’information. Mais l’essentiel est désormais en place, des témoins de métier, assistent aux scènes de guerre, et en rendent compte plus ou moins fidèlement.

L’invention du reporter cameraman


Fréderic Villiers

Il fut de nombreuses guerres, caméra au front, comme le dit A. Jaulmes. Frederic Villiers est cet artiste peintre britannique, qui ouvrit la voie au métier de reporter d’images sur le terrain des affrontements militaires. Pendant la guerre qui opposa la Turquie à la Grèce en 1897, durant le conflit russo-japonais, au Soudan également contre les derviches, Villiers déplace tant bien que mal son encombrant appareil de prise de vues pour filmer le champ de bataille. Une première. Non sans mésaventure. Il fallait tourner la manivelle de l’engin avec la régularité d’un métronome aux pires moments de violence. Et puis, il arrivait que la caméra placée sur pieds ne résiste pas aux secousses et autres fracas des armes, surtout quand elle était juchée sur un bateau...

Avec la première guerre mondiale, le reportage de guerre s’écrit, se photographie, et donc se filme aussi. Le grand écran connaît un grand succès. Une douzaine d’opérateurs se démène pour capter quelques séquences d’une horreur industrielle, dévoreuse de vies par millions. Ils font partie de « la section photographique et cinématographique des armées françaises ». Albert Sammama-Chikli est l’un d’eux. Il a de l’expérience, mais sa lourde caméra est incapable de saisir le mouvement des chocs entre soldats. Alors, on reconstitue, on met en scène...De toute façon, la vérité est sévèrement mise à mal.

L’invention de la censure


La censure surnommée Anastasie

Car, 35 ans après son adoption en 1881, voilà que la liberté de la presse est suspendue aux premiers jours de la grande guerre. Un décret donne aux militaires le pouvoir d’interdire « toute publication jugée dangereuse pour les intérêts français », précise Christian Delporte dans son « Histoire des journalistes en France ». Un bureau de presse est mis en place sous le contrôle direct du Ministère de la Guerre. De fait, le loyalisme du moment prédomine chez les journalistes. L’intérêt supérieur de la patrie, dirige majoritairement les plumes et les consciences. Le bourrage de crâne de la propagande, se fait avec la complicité de nombreux titres de presse. En la matière, on atteint des sommets, allant jusqu’à écrire que les balles allemandes « traversent les chairs sans faire de déchirure », de la camelote en somme.

La suite de l’histoire est connue : Les tranchées sont interdites au regard des reporters. Sauf aux étrangers. Un comble. On ouvre alors une « mission de presse » qui souhaite mettre en coupe réglée les envoyés spéciaux des rédactions françaises. Albert Londres qui est du nombre claquera la porte. Et les poilus finiront par produire leur propre presse dont l’actuel Canard Enchaîné est l’un des rares survivants... Au final, la censure inventée en ce temps de guerre aura aussi et pour longtemps crée, aggravé, une défiance durable à l’égard de l’information.

Voilà pour l’histoire de quelques fondamentaux de ces moments si tragiques. Mais alors...

L’invention d’une guerre documentée


Tribunal pénal international Nuremberg

Thucydide n’est vraiment pas parvenu à ses fins. Les guerres existent encore. Et le journalisme qui ne cesse d’évoluer dans ses arts de faire, est plus que jamais présent pour témoigner. Depuis la première guerre mondiale, les épisodes vécus par ce couple ont été ceux d’une histoire chaotique. De la seconde guerre mondiale avec la révélation filmée des camps d’extermination de la Shoah, à la proximité édifiante d’une guerre du Viêt-Nam, où le reporter a été l’un des facteurs d’influence pour la fin des hostilités, en passant par la première guerre du Golfe et son apparence de jeu vidéo, l’histoire de la représentation de ces guerres, au-delà de la spécificité de chacune d’entre elles, place toujours la vérité au cœur des récits qui en sont faits.

Une vérité appelée et sanctionnée, par des instances pénales internationales. Déjà, en 1945 un tribunal pénal international siège à Nuremberg. 24 hauts dignitaires nazis comparaissent pour complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Outre les témoins qui déposent à la barre, des images réalisées au nom des alliés, par les membres d’une « Unité spéciale de tournage » à la libération des camps constituent une importante contribution aux débats du procès. Les plans sont méthodiquement produits. Leur grammaire obéit clairement à la volonté de constituer des preuves.

50 ans plus tard, les tribunaux ad hoc - tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 1993 à La Haye, et tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha en 1994 – ont également appelé à la contribution des journalistes reporters de guerre. Là encore, il s’agissait de réunir des preuves.

L’agression de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine remet à l’ordre du jour l’exercice d’une justice internationale. D’ores et déjà, Karim Kahn, le procureur général de la cour pénale internationale a ouvert une enquête immédiate sur la présomption de crimes de guerre en Ukraine, avec le soutien de 39 États tous membres de la CPI. Selon les dires du magistrat, « le travail de preuves a commencé. » Ainsi, des équipes légères ukrainiennes prennent le plus d’images possible au gré des frappes russes sur les villes du pays. Ils ne sont pas seuls...

Pour une documentation européenne de la guerre en Ukraine

L’actuelle présence journalistique en terre ukrainienne est peut-être l’une des plus importantes jamais connue lors d’un conflit. Presse écrite, radio, télé, web, la multiplication des supports modernes explique cela outre le fait évident de l’intérêt porté au surgissement d’une telle violence sur le sol de l’Europe. Des médias comme le New York Times ou encore L'Associated Press et la série documentaire d'investigation FRONTLINE de PBS se sont engagés dans le travail pointilleux du relevé des actes de guerre. On rêverait de voir ce même recensement effectué grâce aux reportages des grands médias européens. Souvent présents avant même le commencement des hostilités, ces derniers ont saisi, capté, enregistré des scènes, des paroles, des documents susceptibles de constituer le grand récit documentaire de cette guerre.

Pour l’une des premières fois dans l’histoire des conflits, des médias sont en mesure de produire en temps réel un archivage du champ de bataille. On aperçoit bien l’intérêt d’une telle « réunion des regards ». Bien sûr, une photo, une vidéo, en soi ne prouve rien, mais leur diversité de points de vue, permet une salutaire confrontation pour l’histoire, pour peu que l’exigence clinique du repérage des lieux, du temps et des acteurs soit au rendez-vous. Une aide qui pourrait être accessible à la justice. Et cela sans exclusive, fidèle à l’éthique des médias en Europe avec ses valeurs d’universalité, d’indépendance, d’excellence professionnelle, de pluralisme... Montrer, raconter la guerre deviendrait alors une arme contre la guerre.