Et si le micro-trottoir avait une histoire...

Rarement pratique journalistique n’a été si férocement fustigée. Un impressionnant listing de noms d’oiseau a très vite tourné au mieux autour d’une « nullité professionnelle » ou pire d’une « évidente désinformation sous forme d’un faux sondage ». Le « micro-trottoir » est, depuis bien longtemps, un sujet de polémique récurrent selon l’expression consacrée. Polémique interne aux rédactions, mais aussi externe, en écho avec de nombreuses voix intellectuelles ou simplement citoyennes. Toutes hurlant à l’unisson leur dégoût de voir ainsi singée la prise de parole populaire.

Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions

Et pourtant, on a beau chercher, en dehors de la masse de papiers écrits au vitriol, il semble bien que le  «Micro-trottoir » n’ait jamais fait l’objet du moindre essai, de la moindre recherche publiée ( Mais on a certainement insuffisamment fouillé).

« Étonnant, non ? » comme aurait pu le dire un ancien présentateur très sportif du 20 heures. De fait, c’est peut-être dans ce tollé qu’il faut chercher la cause du désintérêt : considérée comme le degré zéro du journalisme, on ne voit pas pourquoi il faudrait s’arrêter au moins un instant sur cette pratique honteuse. Et il en va ainsi de bien d’autres gestes de la profession, voire du journalisme lui-même... Mais ceci est une autre histoire.

Histoire ? Précisément le micro-trottoir en a une. Dans un premier temps, il relève du monde de la radio. D’où son nom de « Micro » trottoir. Le journal Parlé date de novembre 1925, mais le radio reporter commente en direct les épreuves sportives depuis deux ans déjà. Pourtant, il faudra attendre encore 10 ans pour que la pratique du micro-trottoir se généralise. « La vie par le son », « la vie en direct » sont les mots d’ordre du média radio. Le micro-trottoir fait entendre les Français au coin de la rue. Puis la télévision entre dans les foyers par le biais de la petite lucarne. 1949, premier JT. Mais là encore il faudra attendre 10 ans pour ajouter l’image au son du micro-trottoir. La pratique se développera avec le perfectionnement, des techniques en extérieur de prise de vue et du son, de l’art de l’interview, de celui du montage, et par certains aspects, du récit, du fait de raconter une histoire à plusieurs voix, et bien sûr de la statistique... Ce degré zéro semble donc en réalité fort riche...

Les débuts du micro-trottoir à la télé : un reportage à voix multiples

Monsieur, c’est pour la télé...

Cela a des allures de « chorale du peuple ».

C’est la séquence du « ce que pensent les Français...et les Françaises ». Nous sommes à la fin des années 50. Les équipes de télé peuvent sortir du triangle Cognacq-Jay, Champs Élysées, Palais Bourbon grâce aux caméra film 16mm réversible. Le développement de l’image est ultra rapide. Et surtout, désormais, le son est synchrone, alors vive le marché, le bistro, le carrefour citadin ou la cheminée paysanne... Tous ces lieux qui deviendront ainsi les points consacrés de l’expression populaire sur tous les sujets possibles et imaginables. Le micro-trottoir est né, ou plutôt le télé- trottoir, dira-t-on. Mais l’appellation micro-trottoir perdurera, car ces séquences s’inscrivent bien dans la continuité d’un genre inventé par la radio. L’image y a pourtant, en ces années-là, un rôle décisif. On y reviendra...

Mais, ce genre, a-t-il forcément à voir avec la statistique ?

Pas vraiment. Certes, il aspire à recueillir comme il l’affirme, le/les discours du public. Le sentiment des vrais gens comme on dira plus tard. En un mot, l’opinion. Mais en cette fin des années 50, les gouvernants commencent tout juste à disposer des outils statistiques d’aide à la décision. En 1963, la célèbre séquence du ministre Peyrefitte venant inaugurer le nouveau JT avec Léon Zitrone, révèle par la voix du politique (certes invité, mais en vérité dirigeant tout puissant), l’existence de sondages qui vont dorénavant permettre de savoir quel présentateur est aimé ou pas, quel ministre est apprécié, et quelles réactions ont les Français face à tel ou tel choix politique du pouvoir en place. Mais, encore une fois, nous n’en sommes qu’au début. Le recueil du sentiment des Français par la télé, n’a donc pas à l’époque la valeur toujours éminemment discutable que l’on voudrait in petto attribuer au télé-trottoir. En fait, à l’époque, l’approche, la compréhension, la réalisation de ces séquences ne se posent absolument pas en ces termes. Ce sont avant tout, des reportages. Des « enquêtes » est-il écrit dans les notes d’archive. Elles mobilisent réalisateur, opérateur, rédacteur, sondier, éclairo...

Des figures d’antenne s’y frottent, comme Léon Zitrone, ou Jacques Olivier Chattard, Jacques Poux... La liste est longue.

Et des émissions réputées de grands reportages ont recours à ces « enquêtes » de micro-trottoir comme elles le font pour le reste du sommaire de leurs émissions. Cinq colonnes à la Une, a mobilisé Michel Péricard (futur député UNR) ou même Pierre Dumayet ( futur dirigeant de la télé de service public) dans cet exercice. Là encore, ils furent nombreux à « se rendre coupables d’une pratique indigne ». Le magazine « Les femmes aussi » a également largement pratiqué le genre. Et même Anne-Marie Carrière, chansonnière jadis bien connue et journaliste, a interrogé les Françaises sur la chirurgie esthétique dans « Au-delà de l’écran », l’émission consacrée aux coulisses de la télé.

En matière politique, sous l’emprise très appuyée du général De Gaulle, le micro-trottoir politique est « tout naturellement » univoque. Que pensez-vous du discours du général De Gaulle, demande celui que l’on surnommait gros Léon aux Français ? Que du bien, répondent en chœur, les interprètes populaires, les-malgré-nous de la manipulation démocratique du moment. De fait, cette pierre noire dans le jardin de l’audiovisuel public n’a pas aidé à envisager le « microtrotte » (sic en termes de métier) comme une référence du journalisme.

Mais revenons à cette période fondatrice de notre pratique, appelée à devenir fameuse et si décriée. On l’a constaté, elle peut aborder TOUS les sujets, avec une facilité déconcertante. Il suffit de tendre le micro. Et « cela » parle. Contrairement à l’interview classique qui cherche à faire sortir – de l’ombre ou pas - une vérité, le microtrottoir ne vise qu’à saisir une pensée à haute voix, tout à trac. Son charme, c’est donc cette spontanéité ultra diversifiée, dont la différence physique et vestimentaire est le premier signal.

D’où le fait d’être conçu à l’époque comme un vrai moment de télé, une enquête, un reportage. Le journaliste véritable starter de la parole populaire est d’ailleurs le plus souvent « IN », dans le cadre. A l’instar de Roger Louis, le grand reporter des terrains de guerre de Cinq colonnes. Cette conception du micro-trottoir explique peut-être l’effet réel produit par la reprise de ces séquences pour évoquer aujourd’hui le sentiment des Français sur telle ou telle question qui se posait déjà à l’époque. Certes le noir et blanc produit cet effet de sépia du passé, mais il se dégage de ces paroles un témoignage assez fort pour évoquer des pages de l’histoire du pays, de notre société...

Cette force du microtrottoir de jadis devenu archive, est donc dûe à la conception qu’en avaient les fabricants de l’époque. Le chiffre statistique n’est pas le support de ces séquences, il en est la traduction, l’aboutissement. A telle enseigne que lorsqu’il s’agit d’évoquer une statistique qui est d’abord posée en début de reportage, la télé de l’époque inventait de faux personnages pour incarner justement la statistique. Les sujets consacrés au « Français moyen » ou au comportement délirant des ménages qui stockaient le sucre à l’époque de la crise de Suez, ont vu la télé française inventer Monsieur La panique joué par un acteur, ou des employés de Cognacq-Jay mimant les gestes des ménages. Le spectacle est le plus important. On donne d’abord à voir. Il y a des gens qui parlent, et jamais de chiffres écrits sur l’écran. A l’exclusion bien sûr des soirées électorales. Le reportage est devant, le chiffre est derrière.

Retournement de situation : Le micro-trottoir vient illustrer le chiffre

Le premier choc pétrolier des années 70 y est pour beaucoup. La complexité de la question posée par l’embargo de l’OPEP et la brutale augmentation du prix du baril, a mobilisé à l’époque une variété d’angles et de supports nouveaux pour traiter cette crise. La pédagogie des aspects économique et géopolitique ont mis en branle, cartes et autres données chiffrées dans tous les médias et à la télévision tout particulièrement. Le choc pétrolier fut aussi un choc éditorial. Le chiffre précisément vint occuper le devant de la scène, l’infographie allait se constituer peu à peu comme un secteur indispensable à la pédagogie de l’actualité, ou même simplement en tant qu’affichage de la source de nombre d’informations au menu du JT.

Mais, quel est le rapport entre cette exigence nouvelle du journalisme et le micro-trottoir ?

Cela tient en un mot : l’illustration du chiffre par la vox populi. L’interview réalisée au coin de la rue est devenue peu ou prou, un sondage. La question de la représentativité s’est posée alors avec acuité, les critiques ont déferlé, redoublé sur ce maudit micro-trottoir qui voudrait se prétendre sociologiquement crédible. (Il y eut même plus tard, un épisode aujourd’hui oublié d’un questionnement sur un sujet différent chaque soir au 20h de France2. C’était à l’époque d’un web naissant. Les polémiques n’ont alors pas manqué, et il fallut préciser les choses. L’expérience prit rapidement fin)

Et la télévision de se défendre, avec la mention nécessaire du présentateur ou de la présentatrice, « ces paroles ne prétendent pas avoir valeur de sondage... ». Bref, elle tient à manifester de son honnêteté...

Le micro-trottoir prend alors des allures de nœud gordien, un piège en soi où les rédactions se sentent obligées de faire entendre le pour, le contre, le sans avis... Inextricable culpabilité du non totalement représentatif, qui aboutit souvent à une forme de neutralisation de l’expression du quidam.

On le voit bien, dans cet édifice éditorial, le chiffre est aux avant-postes, le micro-trottoir venant en quelque sorte attester le sondage. L’infographie placée avant ou après la séquence, comme on dit « cloute » ou justifie, la véracité de la pensée populaire émise par quelques-uns de ses représentants. D’ailleurs, il arrive même que l’on classe les avis recueillis en référence même à l’enquête « sondagière » qui a provoqué l’interview au coin de la rue. Un expert arrivant alors en fin de sujet pour lui donner toute la force de « connaissance scientifique » nécessaire au sujet traité. Si ce n’est lui, ce sera souvent un ultime chiffre donné par le journaliste. C’est aujourd’hui devenu un quasi tic d’écriture en chute de sujet.

Baisser ou pas le chauffage ?

Quand le chiffre cloute le micro-trottoir

Ce jeu de miroir entre le « réel » statistique et le « réel » de la rue peut apparaître bien tentant, parfois au sein d’une même édition pour donner un sentiment accru de proximité, de recueil ouvert de la parole du quidam.

Porter ou pas le masque ?

Quand le chiffre vient clouter le micro-trottoir

Quand le chiffre démarre le micro-trottoir

Faire ou non des enfants ?

Allumer ou pas les lumières de Noël ?

C’est ainsi que pêle-mêle, le fait de baisser ou non le chauffage, celui de porter ou non le masque, celui de faire ou non des enfants, celui de décorer ou non par la lumière en période de fêtes, malgré la sobriété énergétique, que tout cela peut déclencher autant de micro-trottoirs dans un même journal. Et cela somme toute de façon assez banale, en tout cas banalisée. Sans soulever de tempête particulière, ce qui montre assez le côté passe-partout du procédé...

Étonnante mutation donc d’une pratique passée du statut de reportage chorale, souvent surprenant par la simplicité sincère des locuteurs, par le montage en récit de ces tranches de pensée, au statut tout autre, d’illustration d’une statistique, sorte de comptabilité sociale, politique car tirée de paroles de citoyens dûment répertoriées.

Le risque couru étant peut-être ici d’apparaître moins journaliste que sociologue, ou sachant. En tout cas en surplomb, alors même que le but recherché est de donner la parole au quidam, la fameuse proximité auprès des « vrais gens »...