Le chemin de la narration, par Alessandro Baricco...

Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions

Vous vous souvenez, Les Barbares, ou The Game ? Les deux ouvrages ont marqué par leur pertinence d’approche du monde numérique.

Alors quand, leur auteur, Alessandro Baricco, dit :  « De façon extrêmement synthétique et la plus claire possible, j’ai rassemblé les principales choses que j’ai pu comprendre à propos de la narration. Il me semblait utile, de faire en quelque sorte, un point de situation... » Voilà qui est prometteur. Mieux, cela ne se rate pas.

D’abord, il y a cette déclaration de guerre à la vision hollywoodienne des récits

C’est une toute petite plaquette, qui en 25 points, éclaire ce que le romancier/théoricien de la modernité digitale appelle « La via della Narrazione », autrement dit « Le chemin de la narration ».

Une des questions cruciales de notre temps (on serait tenté d’écrire depuis « le début des temps ») - le mot étant prononcé, presque proféré à tout bout de chant - est donc ici exposée en quelques lignes. Un pari qui s’annonce surprenant comme toujours chez  Baricco...

D’abord, juste préciser qu’au beau milieu du fascicule, il y a ce que Baricco appelle un bref essai consacré à Christopher Vogler et son « Voyage du héros ».

En fait, c’est une déclaration de guerre. Vogler est cet écrivain, scénariste, théoricien américain dont l’influence est forte sur nombre de productions d’Hollywood. La conviction principale de ce dernier est que toutes les histoires du monde dérivent d’un modèle unique. Un même archétype immuablement valable, que l’on raconte une guerre intergalactique, ou la vie d’un petit garçon dans l’Angleterre rurale du 19è siècle, souligne l’écrivain italien.

Ainsi. Au début de l’histoire, selon Vogler, « le héros » passe par des stations bien définies. Il commence par vivre une existence normale. Puis, il reçoit un appel, qu’il refuse dans un premier temps. Il rencontre ensuite « Un Mentor ». Il part enfin pour accomplir sa mission et passe un nouveau seuil qui le plonge dans une deuxième partie de l’histoire...

Bien sûr les variantes de ce schéma sont innombrables, mais elles s’inscrivent indique Baricco, dans un fascinant système de boîtes chinoises où pratiquement tout ce qui est racontable est prévu, ajusté, fixé...Voilà qui est naïf et réducteur critique l’auteur des Barbares. Cette approche a un côté « bon sens », griffe l’italien, qui selon lui donne ce sentiment de maison inhabitée, comme passage artificiel de pièce en pièce d’un magasin de meubles suédois.

Les règles de Vogler, assène Baricco, ne sont pas la conséquence d’une vie, mais la substitution de la vie. Qui plus est, ajoute le critique qui se fait virulent, c’est dangereux. Vogler prononcerait une énormité. Il ne décrit pas une habile façon de structurer un récit, insiste Baricco, il affirme que cette construction relève, et provient de l’inconscient collectif. Autrement dit, nous serions tous des héros avec un voyage à accomplir. Et le narrateur serait le récitant de nos vies à toutes et tous.

Bref, raconter l’histoire de tous: le rêve du cinéma hollywoodien. Et Baricco de claquer la porte au nez du scénariste, théoricien.

Et puis, il y a la poésie lumineuse qui vous emporte

Ayant porté l’estocade à l’adversaire théorique, Baricco développe son approche. D’emblée, la langue singulière de celui qui écrivit aussi « Soie » ou « Novecento : pianiste » déploie son monde. Son pouvoir d’attraction vous parle. Sa rationalité est poétique. De fait, elle ne vous est pas étrangère parce qu’elle sait décrire le fonctionnement de la narration, et ce qu’elle provoque en soi et en nous.

Écoutez plutôt le point numéro Un : « Il arrive que d’étonnantes cartes du réel sortent du bourdonnement blanc du monde, et se mettent à vibrer avec une intensité particulière, anormale. Parfois, comme un agréable bruissement d’ailes... Là où se vérifie cette vibration, est générée une sorte d’intensité qui, lorsqu’elle dure – allant ainsi au-delà du statut de pure et simple merveille – tend à s’organiser et à devenir une figure dessinée dans le vide. On dirait que pour obtenir une certaine permanence, elle crée autour d’elle un champ magnétique, qui a sa propre géométrie. Nous, nous donnons un nom particulier à ces champs magnétiques. Et ce nom est « histoire ».

Bien sûr, vous êtes surpris par cette façon d’aborder la question. Assurément, Baricco parle ici d’inconscient, de concepts psychanalytiques. Mais, de grâce, surtout, ne lâchez pas la rampe. Vous allez le constater, même si elle suppose un petit effort, la lumière est à portée de main.

En tout cas, déjà des mots clés sont apparus, retenons ces deux-là : Intensité et histoire. Avec cette précision donnée au point numéro 3 : « Une Histoire n’est jamais une ligne, mais toujours un espace.»

Vous voudriez des exemples ? Les voici présentés par l’auteur en quelques catégories avec des commentaires explicatifs.

Il y a Le trou noir. L’illiade d’Homère, Don Juan de Molière, ou Dracula de Bram Stoker en sont les représentants. Ce sont des dynamiques contradictoires où les forces en présence semblent se donner pour mission le fait de détruire l’obscure source de vie qui les génèrent et les terrorisent, affirme Baricco.

Ensuite, il y aurait La réparation. C’est Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyle, L’Amour au temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez, ou Le Grand Passage de Cormac Mc Carthy.

Explication de l’auteur : c’est l’ordre du monde qui subit des altérations et rien ne s’atténue jusqu’à ce qu’une force patiente et déterminée finisse par réussir à remettre les choses en ordre.

Le Tourbillon. C’est l’odyssée d’Homère, le Voyage au bout de nuit de L.F Céline, ou La recherche du temps perdu de M. Proust.

Le commentaire de l’auteur précise que dans ce Tourbillon, Il existe une seule chose : un mouvement circulaire qui obsessionnellement tourne autour d’un même point. Mais le résultat n’est pas égal à zéro. Dans sa démarche, il crée ou il consume le monde, en altérant tout ce qui compose l’existant.

   Qu’y a-t-il de commun entre L’attrape-cœurs, Hamlet et Les Évangiles ?

 

Il y a enfin,la désertion avec Hamlet de Shakespeare, L’attrape-cœur de J.D Salinger, ou Les Évangiles.

Et l’auteur de décrire : De l’alignement de la matière un morceau se détache, apparemment devenu fou, qui met en péril la séquence entière des choses réelles. Le résultat final est la régénération du système, ou le réalignement de la cellule en désertion.Façon singulière de relire cette diversité d’œuvres. A la relecture, apparaît la pertinence. Tel est l’autre manière de décrire les histoires.

La liberté est au cœur de la narration

Mais attention, ne pas confondre ces quelques exemples avec la tentation d’établir une classification finie des Histoires. Vogler ne doit plus rester qu’un mauvais souvenir. Les formes des champs magnétiques chers à l’auteur, doivent rester illimitées. Cet aspect est fondamental, prévient Baricco, car il garantit « le lien entre histoires et liberté. »

Autre mise en garde, les histoires sont comme des courants marins qui s’entrelacent, affirme Baricco. Certainement pas un assemblage de personnages. Pour mieux lire ces courants, les humains leur ont donné une apparence anthropomorphique. Les personnages, les caractères, les héros sont toujours la traduction anthropomorphique d’une énergie, d’un courant, d’une section du champ magnétique.

Et Baricco de préciser :...Invisible, l’histoire demeure dans les esprits, collectif ou individuel. Et de là, elle ne peut sortir. Il faut l’imaginer comme une sphère d’énergie qui repose sur elle-même, inaccessible... Proust a pu la comparer avec ces personnes qui après avoir fait des photos, gardent la pellicule dans un coffre, sans jamais la développer.

Bien tout cela est bien beau direz-vous, mais comment les connait-on ces « étrangetés intenses et magnétiques, ces histoires » ?

La réponse est toute simple. Vous allez le voir, l’atterrissage se fait en douceur éclairante : Ce qui fait venir au monde l’histoire, c’est le geste de raconter...Pour accéder à la forme de récit, l’histoire doit perdre beaucoup d’elle-même. Car, le récit est bidimensionnel, alors que l’histoire vit dans une infinité de dimensions. C’est une sphère et elle doit devenir une ligne. C’est un espace qui doit devenir une séquence temporelle...L’expédient technique grâce auquel on réduit une histoire au format de récit s’appelle « la trame ».

Mais attention, ne jamais confondre trame et histoire

Le point numéro 10 est un avertissement sans appel :

Il n’y a pas pire erreur que de confondre trame et histoire.

La trame est un voyage linéaire dans une histoire, précise Baricco... C’est comme une voie ferrée qui traverse un continent... Qui voyage ainsi ne pourra pas dire qu’il a vu l’ensemble du continent mais il l’aura habité, senti...

Et nous voilà parvenus aux points 13, 14 et 15, et vous êtes toujours là, c’est formidable. Alors, nous avons vu que les histoires sont des champs magnétiques, espaces d’intensité, que le fait de raconter rend lisibles, selon une trame. Mais il manque encore quelque chose de magique dit l’auteur à savoir :

Le style. On ne peut l’enseigner. On l’a ou pas... Ce n’est pas un marteau qui servirait à frapper. Tout au contraire, c’est une respiration.

Baricco rapproche le style de la voix. A l’instar de cette dernière chaque style est unique, Le big bang qui l’a généré est un pur mystère, ajoute l’auteur, le style c’est toujours de la lumière.

18, 19, 20, nous arrivons bientôt au bout ce chemin de la narration. D’insidieuse et tendre manière, Baricco plante ses balises sur cette voie du récit que nous empruntons tous sans l’avoir ainsi décrite.

Et Baricco qui se fait notre guide sur ce chemin de la narration, ajoute : Avec le style, l’histoire et la trame prennent corps.et deviennent la terre, et en définitive la réalité. Avant l’intervention d’une voix (entendez, le style), ils sont comme un événement interrompu, un instrument musical parfait dont personne ne joue... Pour ainsi dire, le style est ce qui rassemble le ciel et la terre. Le ciel des histoires et la terre du réel.

Donc, souligne Baricco, raconter c’est l’art de laisser aller une histoire, une trame et un style dans un seul et même mouvement. Son but c’est de rassembler ciel et terre.

Nous voici arrivés à la fin de cet étrange voyage. Métamédia aura ici fait un grand pas de côté, via l’une des voix fortes qui accompagnent la modernité numérique.

Ce sont les ultimes stations, les dernières paroles d’un styliste du récit :

Il arrive souvent que l'histoire, l'intrigue et le style s'entremêlent complètement, dans l'exercice en or de ce que nous appelons la narration. Dans un nombre limité de cas, leur fusion est si ronde qu'elle efface tout signe de suture et toute trace de construction. La narration atteint alors des sommets où elle apparaît comme de la magie, et non comme le processus chimique qu'elle est à la base. Cette illusion d'optique, ce glissement vers le mythe, en fait un événement quasi mystique, et c'est là qu'il entretient avec la vérité la relation particulière qu'on lui a parfois attribuée.

VÉRITÉ, le grand mot est donc lâché en toute fin de parcours. ÉDUCATION est son corollaire pour Baricco.

On peut enseigner à reconnaître les histoires, affirme l’auteur qui lui-même enseigne la narration dans son université de Turin. On peut aussi enseigner la trame, mais pas le style. C’est ainsi que le geste de raconter se transmettra de génération en génération, et rien ne sera perdu de ce que l'homme peut faire pour donner un son à certaines vibrations du monde.