1895, L’illusion d’origine : Cinéma génératif en mémoire des Lumière

Le cinéma est depuis toujours une forme de réalité parallèle, mais avec l’IA, nous entrons dans une ère où cette réalité est littéralement fabriquée de toutes pièces, sans caméra, sans décor, sans acteurs, sans tournage — une réalité synthétique, simulée, émise plutôt que captée. Interview avec Hadrien Gautrot et Ilia Gerber pour comprendre ce nouveau processus créatif.
Propos recueillis par Kati Bremme, directrice de l’Innovation à France Télévisions et rédactrice en chef de Méta-Media
Votre film fait référence à L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, réalisé par les frères Lumière en 1895, témoignage des débuts du cinéma, de la naissance d’une illusion de réalité : c’est la première fois qu’on expérimente une image animée perçue comme réelle — une projection visuelle qui déclenche une réaction physique, émotionnelle. Selon vous, est-ce que l’IA générative signe la fin du cinéma ou un nouveau début ?
Hadrien GAUTROT : Ni l’un, ni l’autre. L’IA est un outil qui s’inscrit dans l’évolution technique qui façonne l’histoire du cinéma, et plus généralement de l’art. D’un côté l’IA commence dès aujourd’hui à s’intégrer au cinéma par le biais notamment des effets spéciaux, d’un autre côté c’est un nouveau médium qui comporte sa propre logique et son propre grain, qui va donner naissance à de nouveaux formats, et coexister avec les médiums existants, tantôt en s’hybridant avec eux, tantôt en les poussant à se réinventer, comme la peinture face à la photographie au XIXe siècle.
ILIA GERBER : Il n’y a ni début, ni fin. Tout fait partie de la même continuité, du même fil rouge. Au début du cinéma on parlait de la mort du théâtre, à l’arrivée de la télé on parlait de la mort du cinéma, etc. La disruption sensationnelle que l’on cherche à nous vendre chaque semaine avec l’IA n’est qu’un effet médiatique. Ce qui se rapproche le plus d’un aspect « révolutionnaire » c’est l’abaissement drastique du coût de production d’images de qualité « hollywoodienne ». Aujourd’hui on peut produire pour 1 à 5 euros une séquence de 8 secondes qui aurait coûté 300 000 à 1 million d’euros avec un mode de production classique, et ce infiniment plus rapidement. Ça change effectivement la donne. Cependant un réalisateur qui en a les moyens préférera toujours un pipeline de production classique car il lui donnera 100% de contrôle sur le produit final, là où l’IA ne le permet pas encore. Je dis bien « pas encore »…
Quel était l’objectif de ce projet ?
Hadrien GAUTROT : Nous voulions rendre hommage à l’histoire du cinéma, né en France en 1895 et dont nous fêtons donc cette année le 130e anniversaire. Le sommet international pour l’IA qui se tenait à Paris en février nous semblait une belle opportunité pour célébrer le génie français, et le génie humain, qui s’expriment à travers le développement des arts et des techniques. Le film fait ainsi dialoguer plusieurs symboles du progrès. Il établit une filiation entre le cinéma hier et l’IA aujourd’hui, mais met également en scène le train comme une métaphore du progrès, dans la fascination qu’il suscite comme dans les risques nouveaux qu’il porte.
ILIA GERBER : Le choc vécu par les contemporains des frères Lumière ne s’apparente-t-il pas au choc que nous subissons aujourd’hui avec l’IA? Ce projet fut aussi l’occasion pour nous de lancer notre studio IA Nicéphore avec un projet créatif original, démontrant notre approche narrative et technique. Beaucoup des films IA ont un aspect « démo technique » ou le spectateur se dit « Wow, c’est vraiment fou ce que l’IA peut faire ! ». Nous notre but était plutôt de susciter la réaction « Wow, c’est un chouette film !» – réussir à faire oublier le médium pour que le spectateur se concentre sur l’histoire. Car la qualité de la narration doit faire oublier le médium, peu importe si on regarde un film, lit une BD, joue à un jeu vidéo, ou regarde une pièce de théâtre. Les émotions résident dans la narration.
Hadrien GAUTROT : Tout à fait. Et en même temps, ici le médium c’est le message !
À quoi ressemble concrètement le processus créatif avec l’IA générative ? Quelle part de contrôle avez-vous sur le rendu final ? Y a-t-il eu des limites frustrantes ou des moments de réelle satisfaction créative ?
Hadrien GAUTROT : Le fait de travailler avec l’IA réduit non seulement la distance – en termes de coûts, de temps et de compétences nécessaires – entre l’idée et sa matérialisation, mais il brouille aussi les distinctions classiques entre l’écriture, la réalisation et la post-production, puisque ces phases s’entremêlent. L’écriture se fait presque en générant des plans, directement par l’image, et on peut facilement créer de nouveaux plans au moment du montage. De la même façon, l’IA est pétrie de contraintes qui forcent à adapter la narration et le style du film: impossibilité de conserver une cohérence de scène ou de personnage d’un plan à l’autre, anachronismes, esthétique générique, impression d’étrangeté sur les visages humains, contrôle limité sur la composition des plans, … Bien que frustrantes, ces limitations constituent aussi un terrain de jeu pour l’ingéniosité humaine, on les intègre, on les contourne, et ce jeu fait pleinement partie du processus créatif.
ILIA GERBER : Il existe aujourd’hui beaucoup d’outils IA offrant des degrés de précision variés. Chaque outil a sa spécialité. Chacun est entraîné sur un dataset différent, qui lui donne un style visuel propre. Le secret d’un bon artiste IA aujourd’hui c’est sa capacité à savoir combiner les outils IA entre eux pour créer des pipelines inédits. Il était assez drôle de se rendre compte, au moment de réaliser 1895, que le processus de production se rapproche beaucoup de celui d’une petite/moyenne production. On a une idée en tête, on l’explique à notre « équipe image » en l’occurrence en rédigeant des prompts pour la machine, et la machine « part en tournage ». Lorsque les rushs générés nous reviennent, on se retrouve avec plus ou moins ce qu’on voulait, mais toujours avec des petites erreurs, des inconsistances, des anachronismes… C’est là qu’interviennent nos compétences de production classique en montage, vfx, sound design, colorimétrie, etc. Toutes ces techniques dites désormais « traditionnelles » permettent d’effacer la patte IA et de rendre l’image plus humaine.
Diriez-vous que vous avez «dirigé» une vidéo, ou que vous avez «collaboré» avec l’IA ?
Hadrien GAUTROT : Nous avons dirigé une vidéo, et c’est sans conteste notre volonté, notre idée, nos goûts, nos choix qui marquent l’œuvre finale. Mais il est vrai que l’IA a aussi fait une part des choix qui conduisent à l’œuvre finale, à la fois parce qu’elle comble naturellement les interstices sur lesquels nous ne lui donnons pas d’instruction mais aussi parce qu’elle offre structurellement un contrôle imparfait sur les plans que nous avons créés. Nous reprenons une part de contrôle en retouchant, remontant et modifiant ces plans qui sont la matière que l’IA nous fournit pour écrire visuellement notre film. Comme tout outil, l’IA induit une esthétique et un cadre particulier, mais à la différence des autres outils développés par l’homme elle fait certains choix et a une part d’agentivité.
ILIA GERBER : Nous avons sans aucun doute dirigé un film en IA. De la même façon qu’un réalisateur « dirige » son chef opérateur ou son chef monteur, bien que le rôle de ces derniers soit tout aussi influent sur la qualité et l’énergie dégagées par le film. A nouveau, l’IA n’est qu’un outil. On communique par des mots avec la machine et donc il y a moins de choix techniques à faire. Je pense que justement ça ouvre la porte à des nouveaux créatifs, pas faits pour les pipelines de production classique, pour le cinéma, mais qui veulent en faire.
Avec quel outil avez-vous fabriqué ce film ? Vous a-t-il permis de créer des images que vous n’auriez pas pu obtenir autrement ? Avez-vous observé des biais dans l’outil, des limitations techniques ?
Hadrien GAUTROT : Nous avons utilisé un modèle développé par Google qui nous fournissait des plans de quelques secondes à partir des instructions que nous lui donnions sous forme de texte. Nous n’avons créé aucune image qui aurait été absolument impossible à créer par d’autres moyens. Mais si nous avions dû faire ce film avec des moyens de production traditionnels, celui-ci aurait certainement coûté des centaines de milliers d’euros. Cédric Klapisch, avec qui nous avons eu la chance de nous entretenir, nous a d’ailleurs confié avoir souhaité représenter un train comme le nôtre pour son dernier film (dont l’histoire se passe aussi en 1895) mais avoir renoncé pour une question de coût. C’est là un des apports de l’IA, qui confère à des petites équipes la capacité de produire vite et à peu de frais, sans devoir convaincre un producteur ou un investisseur. Nous assistons d’ailleurs à travers les projets commerciaux de notre studio, Nicéphore, à cet usage de l’IA pour transmettre une vision, soit directement auprès du public, soit pour convaincre un producteur.
ILIA GERBER : Dans notre entretien avec lui, Cédric Klapisch fait également un peu de prospective sur ce qui est à venir en termes de possibilités grâce à l’IA. Les limites sont nombreuses: les biais, le potentiel de censure… Nous y avons été confrontés pour notre dernière réalisation commerciale pour Barry Alexander Brown (artiste américain nommé plusieurs fois aux Oscars). L’objectif était d’illustrer son dernier roman par un trailer cinématographique réalisé en IA. Or, le personnage principal était une enfant. Eh bien, en l’occurrence il est très difficile d’obtenir des images d’enfants sur les modèles génératifs closed-source car les plateformes préfèrent censurer pour se prémunir d’éventuelles utilisations malveillantes de telles images. Cet exemple montre à quel point les réalisateurs IA sont aussi à la merci des limites imposées par les services qu’ils utilisent.
Hadrien GAUTROT : Sur 1895, nous avons observé de nombreux biais et limitations des outils, parmi eux de nombreux anachronismes, dont certains sont conservés dans le film final. La lumière des scènes de nuit à Paris est par exemple très électrique, alors qu’à cette époque l’éclairage passe à peine du gaz à l’électricité.
Avez-vous le sentiment que cet outil vous pousse à inventer une nouvelle grammaire visuelle ? Cet essai vous a-t-il fait repenser votre manière de concevoir des vidéos ? Pensez-vous que l’IA va redistribuer les rôles au sein des métiers du cinéma (scripte, monteur, réalisateur, acteur…) et, si oui, de quelle manière ?
Hadrien GAUTROT : Oui et non. A la fois par choix esthétique et par adaptation aux contraintes techniques de l’IA, nous avons choisi de concevoir des plans avec une faible profondeur de champ. Nous ne montrons pas de visage. Notre personnage principal est un train, il n’y a pas de dialogue dans le film. De façon générale beaucoup de plans sont des évocations, d’une ambiance, d’un paysage, etc. Les mécanismes du train, par exemple, ne correspondent pas nécessairement à de vraies pièces mais ils évoquent la puissance mécanique dans un langage qui est à cheval entre l’abstrait et le figuratif… Je pense qu’en ce sens il y a une grammaire nouvelle qui vient avec l’IA. Aussi parce qu’on fait un film comme on écrirait. On est à la fois plus au niveau conceptuel, plus désincarné car on n’est pas sur un tournage. Et en même temps c’est plus sensible car on travaille directement la matière cinématographique, l’image, la lumière, les références à l’histoire de l’art comme quelque chose de fluide et malléable.
ILIA GERBER : Concernant l’impact sur les métiers, l’IA générative va créer de nouveaux marchés. Elle va certes chambouler les écosystèmes existants dans un premier temps, mais tout cela finira par se stabiliser assez rapidement. Je crois aussi que les spectateurs feront le choix conscient de consommer IA ou non. Ainsi, certaines créations ont besoin de l’IA pour voir le jour, quand d’autres doivent se faire « à l’ancienne ». Ce sont finalement des choix créatifs et budgétaires.
Si vous deviez résumer ce que l’IA générative change dans votre rapport aux images en un mot ou une métaphore, lequel choisiriez-vous ?
Hadrien GAUTROT : Une flânerie, une flânerie dans l’espace latent. Une exploration de cet espace mathématique abstrait qui, au cœur des modèles d’IA, « capture » les milliards d’images, de concepts, de symboles qui constituent une mémoire collective et vivante de l’humanité.
ILIA GERBER : Une « boîte à invocation de notre imaginaire ». La facilité de matérialisation d’une idée grâce à l’IA relève du magique pour le Ilia d’il y a 20 ans. Certes on s’habitue au fur et à mesure que l’outil entre dans notre quotidien. Mais cette boîte ne fait que s’ouvrir, et elle nous réserve des choses extraordinaires, et peut-être d’autres plus atroces, comme notre imaginaire collectif finalement ! L’IA n’est qu’un miroir de la psyché humaine.
Découvrez le film 1895
DISTINCTIONS
- Film réalisé à l’occasion du AI Summit 2025 à Paris
- + de 100k vues sur internet (X principalement) et reconnu par la communauté comme un des films IA les plus réalistes
- Finaliste au World AI Film Festival 2025 à Nice
- Réaction de Galansire : « OMG !!!! Je suis en état de sidération. Tu fais l’Histoire avec ce film Hadrien ».
RÉACTION DE CÉDRIC KLAPISCH
« Impressionnant votre film » – « C’est vrai qu’il y a un plan dans votre court-métrage où l’on voit un train qui file à travers la campagne en 1895 – Moi je voulais faire ça et je me suis dit ‘laisse tomber c’est trop cher, avoir un train à vapeur etc.’ » [ pour son fillm La Venue de L’Avenir présenté à Cannes en 2025 et dont l’histoire se passe aussi en 1895 ]