François Saltiel « On a beau être connectés, nous ne sommes pas forcément en conversation »

Spécialiste des enjeux numériques et producteur sur France Culture, François Saltiel revient sur les nouvelles formes de distance introduites par nos usages technologiques. Et questionne notre capacité à rester en contact réel dans un monde hyperconnecté.
Propos recueillis par Alexandra Klinnik, MediaLab de l’Information de France Télévisions
Dans son essai La société du sans contact, François Saltiel interroge la manière dont nos relations humaines sont façonnées – et souvent fragilisées – par les technologies numériques. Smartphones, réseaux sociaux, chatbots : autant d’outils qui promettent la connexion, mais instaurent souvent une distance. Comment préserver un lien authentique avec l’autre ? Dans cet entretien, il éclaire les effets invisibles de notre quotidien numérique et propose des pistes pour renouer avec une véritable présence à soi et aux autres.
Dans votre essai La société du sans contact, vous écrivez : « Nous sommes tous des citoyens de ce que j’appelle la société du sans contact, plus ou moins dépendants de notre smartphone et des réseaux sociaux qui travestissent la réalité ». Quels sont les signes de ce travestissement ?
L’écran joue un rôle d’intermédiaire constant dans nos interactions quotidiennes. Cette médiation n’est pas neutre — elle est avant tout marchande. L’écran, tout comme les applications, monétise des pratiques et des usages autrefois naturels et directs. L’anthropologue Sherry Turkle parle d’une technologie qui nous rend « seuls ensemble ». Parce que nous attendons de moins en moins des autres, nous plaçons de plus en plus d’attentes dans la technologie. Ce glissement reflète un lien abîmé avec l’autre, une perte de confiance dans la relation humaine, une forme de repli vers des outils techniques qui, dans leur discours marchand, nous promettent un monde meilleur : plus rapide, plus efficace. Cet éloignement se traduit dans nos usages quotidiens. Plutôt que d’échanger directement avec les autres, on suit leurs publications sur les réseaux sociaux. Or, ces réseaux sont par définition un travestissement. Ce qu’on raconte de nos vies relève d’une mise en scène, même lorsqu’on cherche à être authentique. On choisit une photo, on pense à ceux qui vont nous lire. On n’écrit pas pour soi mais pour une communauté. L’expression perd en naturel. À cela s’ajoutent les effets des interfaces des réseaux sociaux, qui nous poussent à adopter certains comportements, à suivre des tendances. Pour être visible, il faut d’abord être audible. Et pour être audible, il faut souvent être polarisant, ou jouer sur des vecteurs d’émotion. Pour reprendre les termes du philosophe des médias, Marshall McLuhan, le média devient lui même le message. Le cadre transforme le message.
Finalement, comme le dit le sociologue David Le Breton dans son essai La Fin de la Conversation, « On n’a jamais autant communiqué, mais jamais aussi peu parlé ensemble »…
Exactement, ça me fait penser à l’usage des messages vocaux. Les jeunes générations s’appellent de moins en moins. Aujourd’hui, quand le téléphone sonne, c’est soit les parents, soit un spam, soit une urgence — en tout cas, c’est souvent perçu comme négatif ou anxiogène. Alors on privilégie les vocaux. Le message vocal a cette particularité : il permet de garder le contrôle du dialogue, tout en évitant la véritable conversation. On raconte quelque chose, parfois pendant plusieurs minutes, sans laisser à l’autre la possibilité d’interrompre, de réagir spontanément. Même s’il répond rapidement, il a eu le temps d’écouter, de réfléchir, de formuler une réponse… sans prendre le risque de l’échange réel. Parce qu’une conversation, c’est un risque : celui de l’imprévu, de la réaction inattendue, de la perte de maîtrise. Ce recours aux vocaux révèle de nouvelles pratiques, propres aux générations qui n’ont pas connu autre chose. Elles veulent garder la maîtrise de l’échange. L’idée de ne pas savoir quoi répondre à une phrase inattendue peut être angoissante. On entre dans une logique « délinéarisée » : on consomme le contenu à posteriori, on choisit quand et comment y répondre. On garde le contrôle. C’est une manière de vivre qui s’inscrit pleinement dans l’idéologie numérique : tout doit être programmé. L’inattendu, c’est le bug, et le bug est quelque chose qu’on refuse. On a beau être connectés, nous ne sommes pas forcément en conversation. Prenons l’exemple de FaceTime. Certes, ces outils offrent des avantages, ils permettent de réduire une part de l’éloignement. Mais même là, le lien est partiel : on ne se regarde jamais vraiment dans les yeux. Le chercheur Byung-Chul Han l’explique dans Dans La Nuée : quand on croit regarder l’autre dans les yeux via une visioconférence, on regarde en réalité un objectif de caméra. Ce regard, ce face-à-face, est simulé. Cette logique de simulation traverse toute notre époque, et s’amplifie avec les intelligences artificielles génératives et les machines conversationnelles. Ce sont des technologies qui ne font que simuler le langage, la pensée, la compréhension. On s’adresse à une machine anthropomorphisée, qui parfois porte un prénom, qui nous tutoie, nous conseille… et nous donne l’illusion d’un échange. On a l’impression qu’en se remettant à ces machines dites omniscientes, on a un vrai échange. Mais il n’y a ni échange, ni conversation. On parle à un aspirateur. Sauf que c’est un aspirateur qui donne l’impression d’être intelligent. Mais il est tout aussi bête qu’un aspirateur.
Mark Zuckerberg adopte pleinement cette logique en « voulant faire de ses agents conversationnels nos nouveaux amis », comme vous l’avez expliqué dans une chronique d’Un monde connecté…
Mark Zuckerberg, qui a contribué au délitement des relations authentiques avec Facebook — et ses « amis Facebook » — tente aujourd’hui de compenser un problème qu’il a luimême en partie créé : le sentiment de solitude croissant chez les gens. Les réseaux sociaux nous isolent en partie, et il propose désormais un remède à ce mal… qu’il a lui-même provoqué. C’est typique de la logique des nouvelles technologies : je crée le problème, puis j’en propose la solution. Dans les deux cas, j’en tire profit.
Comment lutter ?
Face à ces problèmes, la première étape, c’est d’identifier nos vulnérabilités. Même en connaissant les mécanismes, on peut en être victime. Ces outils sont conçus pour capter notre attention en s’appuyant sur la psychologie cognitive. C’est le cœur de l’économie de l’attention : nous faire rester le plus longtemps possible sur ces plateformes. Personne n’y échappe vraiment. Alors, comment résister ? Individuellement, il faut apprendre à prendre du recul. Si je passe trois heures à scroller, je peux me demander : Pourquoi j’y suis allée ? Qu’est-ce que je cherchais ? C’est une forme de vigilance face à la captologie. Mais tout ne doit pas reposer sur les individus. Collectivement, on doit aussi réfléchir à des moyens de lutte. En l’occurrence, quelles sont les réglementations actuellement en vigueur en Europe pour faire en sorte que les mécanismes addictifs des plateformes disparaissent ? Comment peut-on sanctionner les dark patterns ? Le premier réflexe à adopter, c’est de ne plus penser que les GAFA vont changer. Ils ne changeront pas. Leur modèle économique repose précisément sur ces mécanismes. Ils ont promis des réformes des dizaines de fois, mais les faits sont là : il faut faire preuve de maturité dans nos attentes. On ne peut rien attendre d’eux — et encore moins aujourd’hui, dans un contexte mondial où les États-Unis, sous l’impulsion de figures comme Donald Trump, tendent vers une hégémonie des acteurs américains, avec toujours moins de régulation, moins de garde-fous éthiques et de barrières. Alors, en tant qu’Européens, comment pouvons-nous, en défendant davantage d’éthique et de valeurs, transformer ces garde-fous en avantages concurrentiels ? Comment faire en sorte que l’utilisateur se dise : « Je me sens mieux sur cette plateforme que sur une autre, parce qu’elle me protège, parce qu’elle prend soin de ma santé mentale, de mon bien-être, et m’aide à éviter les pièges » ?
Nommer correctement ce que l’on est en train de vivre est aussi une façon de garder prise sur le réel. Est-ce que les médias remplissent correctement leur rôle selon vous ?
Les médias ont du mal à rendre complètement compte des enjeux du numérique, souvent parce qu’ils ne les maîtrisent pas tous. Les médias généralistes, par nature, ne saisissent pas forcément en détail les sujets complexes. Or, le numérique est technique et évolue très vite, avec l’émergence d’une révolution ou d’une tendance tous les trois jours. Dans les médias, le numérique n’est pas une matière à part entière, car on considère que le sujet est transdisciplinaire et impacte tout autant le politique, la santé, le récit de l’histoire… En réalité, c’est une discipline à part entière, que j’essayais notamment de traiter dans le Meilleur des mondes sur France Culture (NDLR : aujourd’hui arrêté). Qu’est-ce qu’un algorithme ? Qui les conçoit ? Peu de gens savent ce que c’est, même si le mot est prononcé toutes les dix minutes dans les médias. La vulgarisation n’est pas à la hauteur des enjeux sur un outil qui est constamment dans notre quotidien. On doit passer la moitié de notre temps éveillé connecté. C’est énorme !
Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
Je suis optimiste par nature pour l’avenir. Parmi les signes encourageants, je remarque que les gens ont un réel désir de se rassembler, d’être ensemble. Les festivals de musique fonctionnent très bien, il y a énormément de conférences et d’événements partout. Face à ce monopole de l’écran, le désir de vivre des événements physiques, en communion, éphémères émerge. Plus cette économie devient prédatrice et empiète sur notre vie, plus grandit le sentiment de rejet. Comment peut-on penser autrement ? La question de la régulation, voire de l’interdiction, a au moins le mérite d’être un symbole, en disant : « Là, on n’en peut plus. » Il faut trouver d’autres solutions. Plutôt que d’interdire, j’essaierai de développer des alternatives désirables. Il faut renforcer l’éducation, la compréhension, et développer des réseaux sociaux éthiques. Il est compliqué aujourd’hui d’imaginer que l’adolescence ne se vive pas sur les réseaux sociaux. Ceux-ci deviennent un véritable lieu de vie pour les adolescents ; un lieu qui a aussi ses avantages. Certes, c’est un espace de vulnérabilité où l’on peut être victime de cyberharcèlement, mais c’est aussi un lieu où l’on peut rencontrer des communautés, trouver de l’entraide.

Couverture du livre de François Saltiel, publié chez Flammarion