Liens vagabonds : Comment éviter l’indigestion médiatique ?

À Nantes, lors du Festival de l’info locale, une table ronde a invité les médias à s’interroger sur la défiance croissante dont ils font l’objet. Thème central : le ras-le-bol médiatique. Comment y répondre, alors que la lassitude informationnelle s’installe durablement, en France comme à l’international ? Cette fatigue de l’information, largement documentée ces dernières années, affecte les esprits. Selon une enquête de la Fondation Jean Jaurès, plus de 54 % des Français déclarent en souffrir. En cause : une actualité souvent anxiogène, lourde, et un flux continu d’informations accessibles 24 heures sur 24. Cette infobésité nuit à la métabolisation de l’information, génère du stress et désoriente. « Notre cerveau n’est pas câblé pour recevoir autant d’information », constate la journaliste Nina Fasciaux, qui confie ne plus lire l’actualité le matin, trop éprouvante pour elle. Elle choisit désormais ses moments d’exposition, en fonction de sa propre capacité à la recevoir. Le phénomène n’est pas nouveau. Dès les années 1980, le philosophe Edgar Morin en analysait les effets délétères dans Pour sortir du XXe siècle : « L’excès étouffe l’information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d’événements sur lesquels on ne peut méditer parce qu’ils sont aussitôt chassés par d’autres événements. Ainsi, au lieu de voir, de percevoir les contours, les arêtes de ce qu’apportent les phénomènes, nous sommes aveuglés par un nuage informationnel ». Avec l’avènement des réseaux sociaux, ce « nuage » est devenu plus dense encore, et souvent plus confus.
Mais la saturation n’est pas seulement une question de quantité. Elle interroge aussi la manière dont l’information est construite et diffusée. La journaliste Charlotte Vautier, en immersion pour un documentaire chez France Info pendant la présidentielle de 2022, raconte une expérience révélatrice : « Pendant dix mois, j’ai observé les journalistes travailler, notamment dans la matinale. Un exemple m’a vraiment frappée : il ne se passait pas une seule matinale sans qu’on parle d’Éric Zemmour. Tous les matins, dans chaque interview, chaque émission, chaque chronique, il était omniprésent. Lorsqu’on regardait les questions des auditeurs, il n’y en avait jamais sur Zemmour. Je me souviens très clairement du rédacteur en chef, trois semaines après le premier tour, qui s’étonnait que ce ne soit pas Zemmour mais Marine Le Pen qui arrive en tête. Est-ce que les médias traditionnels parlent vraiment aux gens ? Moi, j’avais le sentiment que les journalistes se parlaient entre eux, qu’ils évoluaient dans une sorte de bulle médiatique. Je pense qu’il y a un vrai problème : les journalistes parlent entre eux, plutôt qu’aux gens. »
C’est d’ailleurs l’un des constats soulevés par Rachid Laïreche, ancien journaliste au service politique de Libération, dans son livre Il n’y a que moi que ça choque ? Huit ans dans la bulle des journalistes politiques. Il y décrit un univers refermé sur lui-même, déconnecté du réel : « Dans la bulle, on oublie les gens. On est entre nous et cela nous va très bien. On ne voit pas ce qu’il y a dehors. Quand on écrit, on écrit pour les collègues, les politiques. On se marre. Il y a du off. On est content. Jamais on ne s’intéresse à l’extérieur ».
Comment retrouver des repères dans ce brouillard médiatique ?
Des pistes concrètes émergent. L’une d’elles, qui peut paraître évidente mais qui n’est pas souvent appliquée dans les règles de l’art : apprendre à écouter. Dans son essai Mal Entendus, Nina Fasciaux plaide pour une pédagogie de l’écoute, aujourd’hui largement absente des formations journalistiques : « Très peu de gens savent vraiment écouter. C’est contre-intuitif. Il faut lutter contre soi-même. L’écoute n’est pas enseignée, c’est un impensé total dans les écoles. Les journalistes abordent souvent l’interview comme une transaction. Les sources se sentent utilisées comme des ressources. » Depuis la parution de son livre, quatre écoles de journalisme ont manifesté leur intention d’intégrer cette dimension dans leurs programmes. Mais Jean-Marie Charon, sociologue des médias, pose une question essentielle : « D’accord pour plus d’écoute, mais qui écoute-t-on ? » Selon lui, la crise est aussi celle de la représentation. « Les jeunes journalistes veulent écouter, c’est leur envie profonde. Mais ce n’est pas toujours ce que leurs rédactions leur demandent », souligne-t-il.
Les journalistes abordent souvent l’interview comme une transaction.
L’éducation aux médias est régulièrement évoquée comme piste de solution, mais elle reste aujourd’hui trop morcelée, estime David Medioni, co-auteur, avec la sociologue Guénaëlle Gault, de la dernière étude de la Fondation Jean-Jaurès sur la fatigue informationnelle. « Avec Guénaëlle, on a été reçus dans tous les ministères. Tout le monde trouvait notre idée géniale, mais personne ne l’a mise en œuvre. Notre proposition, c’était de construire une véritable éducation aux médias. » Le projet qu’ils défendent ? Une matière enseignée du CE2 à la Terminale, avec une épreuve au baccalauréat dédiée. « Qu’est-ce que ça veut dire l’ère algorithmique ? La bataille de l’attention ? Il faut enseigner à reconnaître une vidéo générée par intelligence artificielle ». On notera que même les journalistes sont aujourd’hui souvent démunis face aux nouvelles prouesses techniques.
Enfin, il est essentiel d’apprendre à maîtriser le flux, dans ce que David Medioni appelle « la dictature du flux », « qui nous empêche de savoir quand c’est le début, le milieu et la fin ». Face à cette surabondance, les médias ont un rôle à jouer pour montrer qu’ils se soucient du bien-être de leurs usagers, en imaginant des environnements bornés, plus lisibles, et en adoptant une forme de sobriété informationnelle. C’est le choix assumé par Samuel Petit, rédacteur en chef du Télégramme : « On se soucie de limiter les alertes. On ne fait des alertes que sur ce qui est au cœur de notre proposition. Quand on est Le Télégramme, on ne va pas faire des alertes sur Donald Trump toute la journée. On sait très bien que les gens ne nous lisent pas pour ça. » Le journal a ainsi développé des newsletters locales dans tous ses territoires : « Le matin et le soir, les gens sont ainsi informés de manière efficace. » À bon entendeur.
CETTE SEMAINE EN FRANCE
- Les quotidiens demandent un sursaut de l’État dans son soutien à la presse (La Lettre)
- HugoDécrypte débarque avec des rédactions locales à Lyon, Marseille et au Québec (Stratégies)
- Vente de « Challenges » : Claude Perdriel annonce être « tombé d’accord » avec LVMH pour une vente de l’hebdomadaire « début 2026 » (Le Monde)
- Procès Cédric Jubillar : les caméras mises à la porte après une faute de “Quotidien” (Télérama)
- Inquiets d’une potentielle vente à Vincent Bolloré, les journalistes du « Parisien » se mettent en grève (Le Monde)
- Rima Abdul Malak prend la direction du groupe L’Orient-Le Jour (L’Orient-Le Jour)
3 CHIFFRES
- Les employés âgés de 18 à 29 ans sont plus de deux fois plus susceptibles d’utiliser ChatGPT au travail que ceux de plus de 50 ans, selon OpenAI.
- Selon une étude du Stanford Social Media Lab, 40% des employés disent avoir été confronté à du workslop ce mois-ci (du travail généré par IA de faible qualité, qui détruit leur productivité).
- 38 % des adultes américains déclarent qu’ils reçoivent régulièrement des informations sur Facebook, et 35 % disent la même chose pour YouTube, selon une étude récente du Pew Research Center
LE GRAPHIQUE DE LA SEMAINE
Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans la consommation d’information des Américains, surtout auprès des jeunes adultes. Aujourd’hui, près d’un adulte sur deux aux États-Unis (53 %) affirme s’informer au moins occasionnellement via ces plateformes, une tendance qui demeure globalement stable depuis plusieurs années

Source : Pew Research
NOS MEILLEURES LECTURES / DIGNES DE VOTRE TEMPS / LONG READ
- Comment les seigneurs de la tech et les populistes ont changé les règles du pouvoir (Giuliano da Empoli dans le Financial Times)

- La bulle de l’IA arrive dans votre navigateur (New Yorker)
- « Enshittification » : la nouvelle doctrine de l’Empire américain (Le Grand Continent)
- En transformant ses journalistes en influenceurs, Wired voit ses abonnements bondir (Adweek)

DISRUPTION, DISLOCATION, MONDIALISATION
- « From zero click to zero question » – OpenAI expérimente Pulse, un flux quotidien « pour vous ». Sam Altman nous connaît déjà tellement bien qu’il nous propose un condensé d’informations sur mesure avant même que l’on ne lui pose des questions sur l’actualité… (OpenAI)
- Le « Workslop » ruine la productivité et rend les travailleurs malheureux (404 Media)
- Comment ChatGPT choisit ses sources pour vous répondre sur l’actualité (La revue des médias)
- Promouvoir une innovation responsable de l’IA : guide pratique (World Economic Forum)
- L’algorithme vous voit. La radiologie associe images numériques, critères précis et tâches reproductibles. Mais remplacer les humains par l’IA est plus difficile qu’il n’y paraît (Works in Progress)
- Donald Trump signe le décret ordonnant le transfert de TikTok à des propriétaires américains (The Guardian)
DONNEES, CONFIANCE, LIBERTÉ DE LA PRESSE, DÉSINFORMATION
- Le Pentagone impose désormais aux journalistes accrédités de signer un engagement à ne pas publier d’informations non autorisées, même non classifiées, pour conserver leur accès (Reuters)
- Dans un rapport publié récemment, 709 violations de la liberté de la presse ont été relevées dans la première moitié de 2025, impliquant 1 249 personnes travaillant dans les médias à travers 36 pays européens (IPI)
- Cinq anciennes journalistes de l’Observer, dont Carole Cadwalladr, ont lancé leur propre publication axée sur la culture, financée en partie par leurs indemnités de licenciement (Press Gazette)
What do you do when your media org is captured? You start your own.
— Carole Cadwalladr (@carolecadwalla) September 26, 2025
Introducing….The Nerve!!! @thenerve_news
We're all-female, journalist-owned & launching next week.
Please help us build a truly independent, progressive new media!👊👊👊 https://t.co/89K1kaY5RR
JOURNALISME
- Pourquoi les journalistes disposent d’un avantage concurrentiel à l’ère de l’IA (Fast Company)
- Des économistes de renom alertent sur un risque d’«effondrement» du journalisme de qualité (Libération)
- L’humoriste Jimmy Kimmel va finalement retrouver son émission sur la chaîne ABC, après sa suspension controversée (Hollywood Reporter)
- Les démocrates délaissent les médias traditionnels au profit de nouveaux médias (Semafor)
- Petits outils : un cadre pour une technologie centrée sur l’humain dans le journalisme (Nick Hagar, Mandi Cai et Jeremy Gilbert dans Generative AI in the Newsroom)
- Pour apparaître sur ChatGPT, le type de contenu est un moteur clé : les tribunes surpassent largement toutes les autres catégories avec un taux de clics de 5 %, bien au-dessus de l’actualité (1,1 %), du sport (1,2 %) ou de l’économie (1,2 %), selon des données partagées par Schibsted à l’occasion de la Future Week in Bergen, rapportées par Ezra Eeman
- Le Washington Post offre à ses employés la possibilité de répondre à un commentaire par vidéo (CNN)
In a note to staff, WaPo says it is introducing video comments for staff, allowing staff to engage in the comments section of their articles (while using AI to block “hateful” comments and surface interesting comments) pic.twitter.com/6Otdp4uVpd
— Max Tani (@maxwelltani) September 22, 2025
STORYTELLING, NOUVEAUX FORMATS
- La génération Z ne regarde la télévision qu’à travers des extraits sur les réseaux sociaux. Hollywood est en panique (Matthew Frank)

ENVIRONNEMENT
- Quelles informations les entreprises d’IA divulguent-elles sur leurs impacts environnementaux… et comment mettre ces chiffres en perspective ?

Source : Sasha Luccioni et Theo Alves Da Costa dans un post sur Hugging Face
RÉSEAUX SOCIAUX, MESSAGERIES, APPS
- MrBeast et sa quête pour transformer sa célébrité YouTube en empire du divertissement (Bloomberg)
- YouTube réintègre des créateurs bannis pour des contenus sur le COVID-19 et les élections (The Hill)
- Meta déploie une fonctionnalité de traduction en temps réel sur WhatsApp (Reuters)
STREAMING, OTT, SVOD
- Disney a vraiment choisi le pire moment pour augmenter ses prix (The Verge)
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, DATA, AUTOMATISATION
- Microsoft envisage de créer une place de marché d’IA pour les éditeurs (Axios)
- Google annonce une nouvelle version de son navigateur Chrome, truffée de fonctionnalités IA (Google)
- Grâce à nano-banana, Google Gemini a dépassé ChatGPT (Numerama)
- Meta dévoile son nouveau flux vidéo alimenté par l’IA : Vibes (Reuters)
MONÉTISATION, MODÈLE ÉCONOMIQUE, PUBLICITÉ
- Test Google : les éditeurs contestent les conclusions de l’étude (La REM)
- Et si tous les médias étaient du marketing ? (Sans paywall / gratuit) (the mediator)
Par Kati Bremme et Alexandra Klinnik