Tendances médias : 10 choses à retenir d’un été pas comme les autres

Par Kati Bremme, Direction de l’Innovation et de la Prospective 

Comme chaque année, Méta-Media a suivi l’actualité médias du monde pendant les mois de juillet / août pour vous proposer un condensé des principales informations à retenir de cet été si particulier, marqué par la pandémie. 

1La tech chinoise et américaine s’affrontent dans une nouvelle guerre froide

Sous la devise “CleanNetwork”, Donald Trump veut purger les applications chinoises. TikTok est au centre d'une guerre diplomatico-économique entre Washington et Pékin. Le président américain a signé le 6 août au nom de la "sécurité nationale" un décret visant à forcer ByteDance à vendre ses opérations américaines. Après une contre-attaque de TikTok, Trump a accordé un délai de 90 jours à TikTok pour trouver un investisseur américain. Au-delà de ce délai, le réseau social de ByteDance sera totalement banni du sol américain. Les grandes entreprises américaines (Microsoft, Walmart, Oracle) se bousculent pour racheter la plateforme de vidéos courtes. 

Kevin Mayer, ancien de chez Disney, dernière tentative de Bytedance pour convaincre les utilisateurs de TikTok que le réseau social n'est pas une entreprise chinoise mais internationale, a quitté son poste après seulement 3 mois. En juin, l'Inde avait déjà interdit TikTok et plusieurs dizaines d'autres applications mobiles chinoises. Pour Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur, il n'est pas question d'interdire TikTok en Europe, mais il donne raison à l'administration Tump sur l'argument de la propriété des données. La vente des activités de TikTok aux États-Unis pourrait se compliquer avec l'introduction de nouvelles règles à l'exportation de l'IA de la ChineUn décret du même ordre vise la plateforme WeChat. En réaction, la Chine menace d'interdire AppleSplinternet”, Internet est-il sous la menace d'une double fragmentation?

2Révolution de l’industrie des médias sur fond de pandémie et #BlackLivesMatter

La pandémie et le mouvement #BlackLivesMatter ont bouleversé l’industrie des médias, qui doit révolutionner ses modes de fonctionnement tout comme sa politique de recrutement. Pour Ted Tarandos, le nouveau co-CEO de Netflix, l’industrie du divertissement ne sera plus jamais la même après la pandémie, les gestes barrière devenant partie intégrante de la production. Même si Disney et Netflix affichent des pertes en bourse, leur nombre d’abonnés est toujours en hausse. Netflix compte dépasser la série James Bond avec un budget de 200 million $, et propose des programmes gratuits sans abonnement. Son concurrent principal serait d'ailleurs TikTok dont trois des plus grandes stars décrochent des contrats majeurs hors plateforme. Après Disney+, Broadway s'allie à Netflix pour diffuser ses productions. Amazon envisagerait d'ajouter la télévision en direct à son service Prime Video. Pour entrer dans le jeu, Google préparerait Kaleidoscope, un service d'agrégation de tous les services SVOD auxquels un utilisateur s'est abonné. Pendant ce temps, Quibi, victime de la "méritocratie des contenus", a perdu 90 % des premiers utilisateurs après l'expiration de leurs essais gratuits

Comment les médias de service public peuvent-ils survivre à la guerre du streaming ? Garantir une réelle diversité et rester pertinents sont les éléments clés pour la transformation de l''industrie. Vaincre le racisme passe aussi par un regard sur les salles de rédaction : le Washington Post annonce la création de nouveaux postes axés sur la couverture ethnique, et la plupart des médias mettent en place des postes de “directeur de la diversité”. Netflix promet d’apporter 100 millions de dollars pour supporter les communautés noires.

Grand gagnant de la pandémie : l’audio, avec une consommation de contenus musique, radio, podcasts aux Etats-Unis qui est devenue au deuxième trimestre 2020 majoritaire (53 %) sur les supports numériquesMême avec le télétravail, les recettes publicitaires des podcasts continuent d'augmenter. Le New York Times rachète la société derrière le podcast phare « Serial ». La publicité audio est le seul levier au sein du marché du display en croissance pendant la pandémie (+ 40 %), selon l’Observatoire de l’e-pub SRI-Udecam. Médiamétrie constate que le nombre de téléchargements et d’écoutes de podcasts de replay de radio et podcasts natifs a progressé de 29 % entre juin 2019 et juin 2020Spotify lance (quand même) des podcasts vidéo. 

3Vers une souveraineté numérique européenne

Dans le contexte de tensions sino-américaines, l'Europe est dans une situation fragile avec son offre technologique fragmentée. Elle tente de se distinguer par la conception de normes de référence, y compris éthiques, en exerçant ainsi une sorte de soft power. Après plusieurs plaintes déposées auprès des autorités de contrôle de pays européens - dont la CNIL -, contre 101 entreprises européennes pour transfert illégal de données vers les États-Unis, la justice européenne a annulé le “Privacy Shield”. Il faudra aller plus loin pour exister face aux géants. L'Europe a besoin d'une infrastructure numérique indépendante. Le papier « European Public Sphere - Gestaltung der Digitalen Souveränität Europas» (Sphère publique européenne - Façonner la souveraineté numérique de l'Europe), publié en juillet par une alliance allemande de scientifiques, d'experts en informatique et de responsables des médias, menée par l'ancien directeur de SAP, Henning Kagermann, et Ulrich Wilhelm, le directeur du Bayerischer Rundfunk (BR), se lit presque comme une déclaration d'indépendance. Selon les auteurs du projet, la mise en place d’un écosystème numérique indépendant serait la seule possibilité de défendre des valeurs européennes de diversité, de protection de la vie privée et d’ouverture face à la toute puissance des modèles existants.

 

Les régulateurs européens ciblent les GAFA avec de nouvelles lois pour limiter leur pouvoir monopolistiqueMême aux US, les géants de la tech sont dans le viseur des autorités ; les patrons de Google, Apple, Facebook et Amazon ont été auditionnés en visioconférence devant les parlementaires américains pour de possibles abus de position dominante.

4Les réseaux sociaux de plus en plus politisés

Le mouvement #BlackLivesMatter, s’est traduit en une forte politisation d’Instagram et TikTok. En 2020, les utilisateurs Facebook ont délaissé des contenus divertissants pour s’intéresser en priorité aux informations concernant le mouvement Black Lives Matter et la pandémie. Les millenials et les Gen Z se tournent vers Instagram comme source d'information, et utilisent Facebook et Instagram comme moteurs de recherche. Résultat : la désinformation s’amplifie.

Basé dans ses débuts sur le divertissement, TikTok est devenu une plateforme d'engagement politique sous forme de tribune politique. Présent partout dans le monde, le réseau social de ByteDance se fait logiquement le réceptacle des mouvements de son temps, et d’une nouvelle révolution esthétique. Son audience suit la tendance vers le “sérieux”, avec les 18-25 ans qui ont désormais rejoint les 13 ans. Depuis la pandémie, on observe une hausse massive dans la création des vidéos TikTok politiques. Les médias intègrent aussi de plus en plus la plateforme. Le Monde a lancé son compte cet été, et les personnalités politiques se mettent timidement à TikTok. TikTok lance sa campagne “Be Informedavec des créateurs populaires pour combattre la désinformation sur la plateforme. Le dilemme moderne du journalisme TikTok

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Parfois, l’engagement s’arrête à un militantisme “fainéant” à l'instar du hashtag #ChallengeAccepted, qui a envahi cet été Instagram et Twitter. TikTok a annoncé aussi la mise en place aux Etats-Unis d’un fonds doté de 200 millions de dollars pour rémunérer des créateurs de contenus sur sa plateforme, et l’application a sélectionné sept créateurs de contenu français qui bénéficieront de son “Creator Fund” européen doté de 60 millions d’euros

5Nouveaux modèles économiques pour le journalisme, et dangers

Sur fond de crise économique de la presse, Jonah Peretti, co-fondateur et PDG de BuzzFeed, déclare qu’à l'avenir, Facebook et Google couvriront les coûts du journalisme. Google va en effet rémunérer des contenus de certains médias en Allemagne, en Australie et au Brésil. Le géant américain est actuellement en discussion avec des éditeurs de presse dans six autres pays, dont la France - où l'annonce de ces « deals » n'a pas forcément été reçue favorablement. Certains éditeurs de presse craignent que Google ne signe des accords individuels avec les éditeurs afin de ne plus avoir à appliquer la directive européenne sur les droits voisins. Le géant de la tech a fait appel de la décision de l’Autorité de la concurrence du 9 avril le contraignant à négocier avec les éditeurs médias et les agences de presse une rémunération collective pour l’indexation de leurs contenus en France.

Pendant ce temps, l'Australie va obliger Facebook et Google à payer les contenus des médiasSi les entreprises ne respectent pas les règles du code, elles peuvent encourir des amendes allant jusqu'à 6 millions d'euros par infraction, 10% du chiffre d'affaires ou le triple des bénéfices obtenus. Facebook booste les nouveaux articles grâce à un nouvel algorithme et permet aux journalistes de s’enregistrer pour se “protéger contre le harcèlement”. Facebook News se lancera à l’international, y compris en France. Jack Dorsey confirme que Twitter réfléchit à un système d'abonnement.

Publicité - L’IAB a publié les résultats de la 6e édition de son enquête menée auprès de 242 acheteurs d’espaces publicitaires : les médias traditionnels sont en net recul. Les professionnels du secteur n’ont pas de visibilité sur leurs budgets de dépenses publicitaires pour 2021. En même temps, la publicité segmentée avance. Après avoir annoncé un partenariat avec Orange, FranceTV Publicité signe un accord avec Bouygues TelecomLa difficile naissance de la publicité ciblée à la télévision. Apple a annoncé la mise en place, lors du lancement d’iOS 14 à l'automne 2020, de son propre pop-up obligatoire de recueil de consentement lors du téléchargement des applications pour accéder à l’IDFA, et crée la discorde avec Facebook et d’autres applis. La MMAF estime la décision inutile et contraire au RGPD. 

Partenariats - le Think Tank Terra Nova a publié plusieurs propositions pour des collaborations entre les différents acteurs de l’audiovisuel public, comme le développement d’offres numériques partagées dédiées à la culture, à l’information en régions, ou encore à la création et aux jeunes adultes. En test depuis début juin, Salto, le partenariat TF1, M6 et France tv, sera lancé à l’automne. 

Pendant ce temps, au New York Times, les revenus du web dépassent pour la première fois ceux du papier. Le journal publie un résultat meilleur qu'espéré grâce au numérique, et prend aussi la décision de se retirer d’Apple News. 

Le Covid-19 accélère la fin de la presse papier à travers le monde. Pour contrer la tendance, la presse innove : Nice-Matin lance une newsletter entièrement dédiée au journalisme de solutions. 

6Lutte contre la haine en ligne, sur fond d'augmentation de cyberattaques et de la désinformation

Bill Gates, Elon Musk, Joe Biden, Apple, Uberun piratage massif a visé les comptes Twitter de personnalités et d'entreprises. Twitter a banni définitivement des milliers de comptes liés à la théorie complotiste QAnon, tout comme Facebook, qui a supprimé des centaines de pages et de groupes de cette mouvance pro-Trump. Sous pression des marques, qui demandent à Facebook d’améliorer sa gestion des contenus haineux et des fake news, la plateforme admet l'existence d'un “déficit de confiance” et tente de réagir avec des premières mesures. Avec le boycott publicitaire de Facebook, une impulsion pour l'inclusivité émerge dans le secteur publicitaire. Plus d'un millier d'annonceurs ont boycotté Facebook sans grand impact sur ses résultats

Google, Facebook et les autres forment une coalition tech pour sécuriser les élections américainesFacebook annonce même qu'il bloquera les publicités politiquesReddit, Twitch, Snapchat, YouTube, les géants du net se réveillent (enfin) contre les discours de haineTwitter, de son côté, a précisé ses nouvelles règles en matière de transparence de l’information. En France, le CSA met en place un observatoire de la haine en ligne.

7Censure Internet et érosion de la liberté de la presse

De nombreux pays ont utilisé la pandémie comme prétexte pour renforcer les attaques contre les journalistes et pour limiter la liberté de la presse. Ces derniers mois, des journalistes ont notamment été arrêtés ou victimes des violences en marge des manifestations contre le pouvoir en Algérie et en Biélorussie. A Hong Kong, c’est la loi sur la sécurité nationale qui brouille l’avenir de l’Internet libre et constitue un « risque grave » pour les libertés, selon l'ONU. Le texte est entré en vigueur fin juin dans le territoire autonome. Dès juillet, des militants avaient été arrêtés en vertu de cette loi contre laquelle ils protestaient. Les géants du numérique ont suspendu leur coopération avec Hong Kong : WhatsApp, TikTok, Microsoft, Zoom... La police a arrêté Jimmy Lai, fondateur du journal d’opposition Apple Daily à Hong Kong et Agnes Chow, célèbre militante pro démocratie. Deux cents policiers ont fouillé la rédaction. Jimmy Lai a été libéré sous caution et a appelé les journalistes à « se battre ».

Pendant ce temps, la justice russe cible un groupe de discussion en ligne alors que les mesures répressives du gouvernement s'intensifient, et en Turquie une nouvelle loi renforce la censure sur les réseaux sociaux. Artistes et écrivains alertent sur les dangers d'un "climat intolérant" et Harper’s publie une lettre ouverte sur la liberté d’expression et l’intolérance à l’égard des opinions divergentes signée Mark Lilla, Margaret Atwood, Wynton Marsalis… : « Notre résistance à Donald Trump ne doit pas conduire au dogmatisme ou à la coercition ».

8Télétravail forever, le "new normal" en entreprise ?

Facebook, TwitterAmazon ou encore Microsoft ont tous annoncé un passage au télétravail à presque 100% et ad vitam après l'expérience du confinement. Tout comme les employés des géants de la tech, les journalistes du New York Times ne retourneront pas au bureau avant 2021, de même que ceux d'un nombre important de médias. Sans grand étonnement, le PDG de Slack estime que le télétravail est indispensable pour "rester attractif", se basant notamment sur une étude menée par Slack en pleine pandémie. Pourtant, le travail a domicile présenterait de graves dangers pour les employeurs et les employés. En tout cas, il est le nouveau filon de la cybersécurité. Les sondages portant sur les attentes des collaborateurs en matière de télétravail, comme ceux de Kantar ou de Corona-work, font état d’un véritable engouement chez les cadres, malgré des réticences observés chez les jeunes. Les rédactions peuvent réussir le télétravail - en mettant en place quelques ajustements nécessaires

Reste à trouver le juste équilibre entre présence et télétravail (en respectant les gestes écologiques) et à réinventer de nouveaux modes d’engagement des salariés, dans un monde où la pandémie bouleverse le rapport au travail et aux autres, pour que la longue et malheureuse histoire du télétravail aboutisse enfin à une réelle proposition de valeur

9Réseaux sociaux : les nouvelles fonctionnalités à tester

10Le grand retour du journalisme d'investigation

Pas de résumé de cet été sans noter l’énorme succès du journalisme d'investigation de Society avec l’enquête consacrée à Xavier Dupont de Ligonnès. Au milieu des conjectures de mort de la presse magazine, le magazine a réussi un coup éditorial de maître cet été, générant un engouement qui s’était fait sentir dès la publication de la première partie du feuilleton, le 23 juillet. En tout, les deux volets de l'enquête initiée par le bimensuel de société ont déjà été imprimés à 280 000 exemplaires

Pour les 77 pages d’enquête, le quinzomadaire a mobilisé 4 journalistes - dont un à plein temps - pendant 4 ans. Un pari coûteux et risqué pour un média dont la marge ne dépasse pas 1,7 %. Même si le succès des deux volumes ne peut pas contrebalancer la tendance négative du déclin de la presse magazine - renforcée encore par le Covid-19 (25 % du chiffre d'affaires de Society repose sur la publicité) et la faillite de Presstalis - il indique tout de même, moins d’un an après le naufrage journalistique constitué par la fausse arrestation de Xavier de Ligonnès, à la presse écrite en général, et à la presse magazine en particulier, un moyen de retrouver l’estime de son public.

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Image de Une : Victor Garcia, Unsplash, illustrations KB